Zones vertes ou billets verts ? (Dialogue / Contradictions). L’échange dette / nature : néocolonialisme vert et exploitation environnementale ?

L’homme de la rue s’était mis à s’intéresser à l’environnement ; parfois, il tentait même de polluer moins ou de vivre plus sainement. Le monde des affaires, lui, n’apprécia guère au départ la contestation écologique de certains de se projets. Mais il découvrit bientôt qu’il pouvait trouver là, à plus d’un point de vue, des « créneaux porteurs ». Et c’est ainsi que l’on vit « Côte d’Or », qui possède depuis un bon siècle son logo « à l’éléphant », y découvrir soudain une raison de s’intéresser à la protection du sympathique pachyderme, dont on s’avisait tout à coup qu’il était menacé.

 

Cet aspect publicitaire de la question est cependant mineur. La montée de la préoccupation « verte », signifiant que l’on prenait désormais en compte comme une valeur le « capital-nature » de la planète, et la biodiversité comme une ressource, voulait dire que ces choses seraient vues dorénavant comme ayant du prix. De là, à les monnayer, il n’y avait qu’un pas. De grandes banques proposèrent bientôt aux PVD de troquer une part de leur dette extérieure contre une parcelle de biodiversité. En effet, ce fameux capital-nature, comme maintes autres ressources naturelles, se trouve pour une part importante dans les pays du Sud. Et compte tenu des précédents, en ce qui concerne ces autres ressources, qui n’ont valu au Sud, si bien partagé, que d’être encore mieux exploité par le Nord, on est fondé à se demander si l’échange dette/nature, que l’on a parfois présenté comme une panacée, un marché « win-win », dans lequel tout le monde gagne, n’est pas en réalité le signe que le Nord vorace braque un œil alléché sur cette monnaie d’échange à laquelle il ne s’était pas encore attaqué.

 

Il y a donc lieu d’examiner

 

n     si ces opérations peuvent réduire la dette des PVD de manière suffisamment significative pour qu’ils en supportent les inconvénients ;

 

n     si elles ne manifestent pas des aspects de néocolonialisme environnemental.

 

Avant cela, puisque cet échange nous est présenté comme une importante innovation, il y a cependant lieu d’évoquer deux autres attitudes plus anciennes, en ce qui concerne l’environnement dans les PVD, ne fût-ce que pour discerner en quoi l’échange dette-nature innoverait vraiment.

 

Parcs naturels et parcs à poubelles.

 

L’intérêt pour ce qu’on appelait alors la « conservation de la nature » était déjà présent, même au joyeux temps des colonies. C’est alors que l’on imagina d’imposer au Sud de veiller – bien entendu à ses frais- à l’entretien de zones de nature vierge, dans divers « parcs » ou « réserves ». Là, il n’est nullement question d’échange, non seulement les PVD ont payé l’établissement des Parcs et continuent à en financer l’entretien et la garde, mais ils doivent aussi investir pour essayer d’en tirer quelque chose (ou d’y perdre un peu moins) en y attirant des visiteurs qui enrichissent surtout les « tour-operators » du Nord.[1] « Coût » ne doit d’ailleurs pas s’entendre simplement en termes d’argent. Le coût humain peut prendre des proportions dramatiques, là où le poids de la surpopulation, le manque de terres cultivables ou l’impossibilité de se procurer ailleurs du bois à brûler, poussent les populations locales à grignoter malgré tout les réserves naturelles, au risque de se faire parfois canarder par des gardes à la gâchette trop facile (ou de devoir s’appauvrir encore pour les acheter). C’est ce qui se passe par exemple autour du Parc des Virunga (ex-Albert) à la frontière du Congo et du Rwanda. Quel que soit l’intérêt de la conservation du gorille de montagne, on ne voit pas pourquoi elle devrait se faire au détriment du paysan africain, espèce elle aussi gravement menacée !

 

Plus exactement, si l’existence de réserves naturelles est effectivement une nécessité impérative pour l’ensemble de l’humanité, et cela pour des raisons qui vont de l’écologie à la philosophie en passant par la recherche biologique, il va de soi que leur entretien devrait lui aussi incomber à l’ensemble de l’humanité, autrement dit : être à charge de toute la communauté internationale, et ne pas peser exclusivement sur les pays du Sud où ces Parcs sont situés. Dans la situation actuelle, le ressortissant des PVD qui ne ploie plus, comme jadis, sous le poids de nos caisses, est écrasé à notre place sous le faix de nos rêves déçus de convivialité et de vie naturelle ?

 

Une deuxième attitude a consisté à rechercher dans les PVD des « poubelles » au fur et à mesure qu’un nombre croissant de pays du Nord durcissaient leurs exigences légales en matière de pollution, de stockage et d’élimination des déchets, de nocivité et de protection, tant de la main d’œuvre que de l’environnement. Les PVD servirent quelquefois de « décharge publique » au Nord, acceptant des déchets dangereux refusés ailleurs. On « délocalisa » bientôt à tour de bras les entreprises en direction du Sud. Il y avait là des étendues vides où déverser des effluents pestilentiels, des sites où installer ces usines polluantes dont le Nord ne voulait plus. Et on s’y contentait de garanties symboliques et verbales quant à la santé des riverains et de la main d’œuvre. A tout prendre, ces délocalisations n’étaient qu’une version « écologique » de la recherche du moindre coût de production. Après avoir cherché dans les PVD la main d’œuvre bon marché et les législations sociales inexistantes ou aisément contournables, on y trouvait aussi des « permis de polluer ».

On a vu par exemple l’industrie nord-américaine et canadienne de l’aluminium se « délocaliser » vers l’Amérique du Sud : l’eau y est disponible et polluable à merci sur de grands territoires vierges, et aucune réglementation écologique ne vient y perturber la rentabilité des investissements. « Ce dernier capital négociable du Sud prend une telle importance actuellement qu’on a vu le Chili proposer l’une des îles de Pâques en échange de l’annulation complète de sa dette extérieure. Un projet qui finalement n’aboutit pas ».[2]

Dans ce cas, bien sûr, le PVD bénéficie d’investissements, voire d’aides car l’installation d’usines polluantes passe bien entendu pour du « développement » et les grandes sociétés du Nord acceptent volontiers que leurs gouvernements, sous le nom de « coopération », finance leurs « efforts » en direction des PVD. Par contre, le moins qu’on puisse dire est que la conservation de la nature n’y a pas sa place !

 

La démarche « échange dette :nature », au contraire, prétend à la fois diminuer la dette et conserver la nature. Ces échanges ont été réalisés surtout avec des pays d’Amérique latine, parmi les plus endettés du monde.

 

 

La braderie de la dette

 

Dette et problèmes de la dette sont loin d’être des nouveautés. Les faits qui nous intéressent ici remontent toutefois à ce qu’on appelle la « Crise de la Dette », qui s’est déclenchée en 1982. Le Mexique, cette année-là, fit savoir qu’il se déclarait incapable d’assurer le service de sa dette. Cela ne signifiait pas seulement que le Mexique était incapable de rembourser ses créanciers. Il y avait beau temps que l’on savait que ce serait le cas et que le Mexique, comme bien d’autres PVD (la majorité d’entre eux, en fait) naviguait, au jour le jour, de renégociation en rééchelonnement. Ne pas assurer le service de la dette, toutefois, impliquait que l’on descendait encore d’un clan dans la déglingue, et que le pays ne pourrait même pas faire face aux payements des annuités d’intérêts échues. D’autres gouvernements, surtout latino-américains, suivirent le mouvement et se déclarèrent eux aussi en cessation de payement. Il en résulta une jolie panique, sans précédent, dans le Landerneau de la finance internationale. Les titres de la dette, détenus surtout par de grandes banques nord-américaines, risquaient, à l’instar des célèbres « emprunts russes » en 1917, de ne plus même valoir le prix du papier sur lequel ils étaient imprimés.

Le système financier international a ses chiens de garde : FMI, BM, WTO… Ceux-ci,  dans les années qui suivirent, mirent bon ordre à la situation, en donnant quelques tours de vis supplémentaires par leurs moyens habituels (PAS[3] et autres) au détriment des dépenses « improductives » : secteur social, éducation, santé… Ce n’est cependant pas ce scénario tristement habituel qui nous intéresse ici, mais bien le comportement des banquiers au moment de l’annonce des cessations de payements. On vit quantité de banquiers nord-américains sur le sentier de la guerre, cherchant avec l’énergie du désespoir à récupérer au moins une partie de la somme prêtée. Comment ? Comme on le fait à chaque fois qu’un titre « boit la tasse » : en revendant à perte, bien content de toucher encore quelque chose, avant que la valeur ne vaille même plus le prix du papier…

 

La dette devint donc l’objet d’une sorte de marché de seconde main, dans une atmosphère qui évoquait la brocante, les grandes soldes ou le marché aux puces. Liquidation totale ! Tout doit partir ! Dans les cas de la Bolivie, du Costa-Rica et du Pérou, les ristournes atteignirent plus de 80 % !

 

Les écologistes ne furent pas, parmi les acheteurs, ceux qui réagirent les premier à cette « braderie de la dette ». Les « soldes planétaires » retinrent d’abord l’attention d’un certain nombre d’investisseurs privés. Ayant acheté des titres de la dette d’un Etat, ils en proposaient l’annulation, moyennant la remise, par ce pays, d’un certain capital, par exemple une entreprise ou un projet productif. Par ces échanges dette/capital, un pays peut ainsi bénéficier d’une réduction de son endettement en vendant ses richesses à une entreprise étrangère. Celle-ci, de son côté, bénéficie du pouvoir d’achat entier des titres qu’elle a acquis, alors qu’elle n’en a payé, peut être, que 20 % de la valeur nominale. Ce mécanisme d’échange des titres de la dette peut s’appliquer aussi, pour autant que cela intéresse l’acquéreur des titres « bradés », à des projets de développement non-marchand, comme l’enseignement, la santé ou l’aide aux minorités. Et nous avons vu qu’entre-temps, on s’était avisé de ce que la nature vierge, la biodiversité, avaient une certaine valeur, pour ne pas dire un prix.  Et c’est ainsi qu’on en vint à l’idée des changes dette/nature.

 

Réserves sans réserves ?

 

Encore que des pays européens aient manifesté quelques velléités de s’engager aux aussi dans la voie des échanges dette :nature, ce sont avant tout des banques américaines comme la BID[4] qui ont développé ces pratiques, avec la bénédiction du FMI et de la Banque Mondiale.

 

Le premier accord par lequel un PVD échangeait sa dette contre des mesures de protection de la nature fut signé en 1987 par la Bolivie. Une ONG américaine « Conservation International », avait racheté, moyennant payement de 10.000 $, une partie de la dette bolivienne équivalente à 650.000 $, et l’annulait. En contrepartie, le gouvernement de La Paz s’engageait à créer des réserves naturelles sur environ 1.600.000 hectares de forêt tropicale appartenant à l’état. La nature, dans cette région, serait protégée par une législation renforcée et on devait créer un fonds de quelque 250.000 $ (en monnaie locale, bien entendu) pour l’entretien des zones protégées.

Vint ensuite le WWF qui racheta, également pour 100.000 $, une part de la dette du Costa-Rica représentant au départ 270.000 $. Le gouvernement local racheta cette dette au WWF avec une réduction de 20 %, soit pour 216.000 $ et, surtout, put effectuer ce payement en monnaie locale. L’argent resta d’ailleurs dans le pays, car il servit à constituer un fonds, administré par le Costa-Rica, qui devait acheter 16.000 hectares de forêt tropicale sèche. On devait ainsi transformer en réserve naturelle les terres du nord-ouest du Costa-Rica, représentant l’essentiel de ce qui subsiste en Amérique latine de forêt tropicale sèche (soit environ  2 % de la surface totale).

L’Equateur, les Philippines, la République Dominicaine, notamment, suivirent avec des projets du même genre.

 

A en croire leurs promoteurs, ces changes représenteraient quelque chose d’aussi rare que la quadrature du cercle : une opération « win-win », c’est à dire une transaction également avantageuse pour toutes les parties cocontractantes. Les environnementalistes voient leur mise fructifier, l’environnement est protégé, le PVD voit sa dette réduite et le banques retirent au moins quelque chose de créances qui sans cela avaient beaucoup de chances de n’être plus que du « papier pourri ». Pour savoir que penser exactement de cette « braderie de la dette », et en déceler les enjeux cachés ou les dangers réels, il convient d’examiner point par point, c’est à dire surtout acteur par acteur, la nature exacte des « gains » énumérés ci-dessus.

 

Les gagnants ne sont pas égaux entre eux.

 

·       Pour les ONG de protection de l’environnement, l’affaire est effectivement intéressante, puisqu’ils achètent, en fait, de l’argent à prix réduit. Décrivant une autre opération, ultérieure à celle du WWF, le président costaricain Oscar Arias, expliquait :« Des donations privées de 1.000.000 $ furent utilisées pour acheter 5.400.000 $ (en titres de la dette extérieure) que la Banque centrale convertit en 300.000.000 de colones costaricains. »[5] comme on le voit, cela équivaut à quintupler la mise. Les occasions d’acquérir des billets de mille à deux cents francs pièce ne courent pas précisément les rues ! L’ONG fait donc une affaire. Toutefois, ses gains sont en partie compensés par le fait qu’ils sont réalisés en nature et en devises faibles, alors que l’investissement s’est fait en dollars.

·       Des projets de conservation de la nature voient ainsi le jour dans des régions à écosystèmes très riches, sur une échelle qui n’aurait pas été possible sans ces apports extérieurs. Les gouvernements locaux sont ainsi sensibilisés à une problématique écologique qui faisait rarement partie de leurs préoccupations fondamentales. Eussent-ils d’ailleurs été sensibles à ces problèmes, que les moyens financiers leur eussent de toute manière fait défaut.

·       Le PVD voit sa dette réduite et transforme en investissements locaux des fonds qui autrement auraient quitté le pays pour l’achat de devises destinées à payer le service de la dette. Ne soyons pas mesquins : ce sont indéniablement là des avantages, et des avantages réels. Il faudra cependant comparer ceux-ci avec les inconvénients que l’échange peut avoir, soit par les pertes (souveraineté, contrôle du patrimoine de biodiversité) qu’il entraîne, soit par une rentabilité moins grande, pour le PVD, qu’une autre forme d’aide (aide directe, p. ex.). Enfin, il faut bien dire que la réduction de la dette, ainsi obtenue, est minime.

·       Ce ne sont pas les banques qui « banquent ».  La seule partie qui passe illico à la caisse, touche cash et en dollars, c’est la banque créancière du PVD. Rabais ou pas, elle touche une jolie somme, pour un titre qui sans cette transaction avait toutes les chances d’avoir une valeur nulle.

 

Diminution de la dette : l’éléphant et la souris.

 

L’endettement du Sud est un problème colossal. La dette de l’Amérique du Sud, en particulier, est dramatiquement élevée, atteint des montants absolument monstrueux.

Or, on aura remarqué dans les exemples cités ci-dessus que les sommes en jeu dans les échanges dette/nature sont, en proportion de ce dont il s’agit – des budgets d’Etat – plutôt modestes. On dépasse à peine le million de dollars, alors que c’est en milliards que se chiffrent les dettes. Les remèdes ainsi obtenus font figure de remèdes pour souris, que l’on administrerait à un éléphant malade… et gravement atteint !

Jugez-en : l’Equateur a obtenu, par ces échanges, la remise de 0,42% du montant total de sa dette ; et la Bolivie, de 0,1 % seulement. Ces pourcentages sont ridicules en regard du coût humain de la dette et ceci s’explique sans doute, encore une fois, par le fait que les « bienfaiteurs » déterminent la valeur de la biodiversité qu’ils achètent (et dont nous verrons qu’ils savent tirer profit ).

La disproportion est manifeste, en tous cas, entre ce que l’on peut obtenir par les échanges dette/nature, et ce qu’il faudrait pour que la dette connaisse une diminution significative.(Entendons par là : susceptible d’avoir des répercussions concrètes sur la vie de la population du PVD).

Sans doute devra-t-on un jour mettre fin à la triste comédie des perpétuelles « renégociations » et des « rééchelonnements » en cascade de cette dette, où l’on fait encore semblant de croire qu’il y aura moyen de la rembourser un jour et où les débiteurs font preuve de « bonne volonté » vis-à-vis des créancier, avec le coût social que l’on sait. On admettra bien tôt ou tard que ce remboursement est tout simplement impossible. Ce ne serait pas une catastrophe à condition que, simultanément, on prenne en copte la « dette écologique » que les pays du Nord ont contractée vis-à-vis du Sud et qui, elle, n’est à ce jour, comptabilisée nulle part.

« Même la vente de toute l’Amérique du Sud ne couvrirait pas la valeur de sa dette extérieure », explique Hinkelammert[6]. « Il est probable que 10 % seulement de la dette suffiraient pour acheter toutes les industries du sous-continent ». Il ajoute qu’avec des mécanismes comme les échanges dette/nature, les pays du Nord « pourraient dépenser des fonds presque illimités pour pénétrer toutes les activités économiques, sociales, politiques et religieuses du Sud. Ils pourraient en outre se charge d’éduquer les Latino-américains à la démocratie, mener des campagnes électorales et même dominer les moyens de communication… »

Cela se passe de commentaire.

 

Avantages comparatifs : mieux vaudrait une aide directe.

 

Andrez Gomez-Lobo[7], économiste chilien, a comparé les effets d’un échange dette/nature avec ceux d’une simple aide directe au pays en question.

 

On suppose que la Fondation John Smith, une ONG écologiste du Nord, dispose de 70 $ qu’elle désire investir dans la protection de l’environnement en Palombie.

Elle rachète donc à une banque une créance sur la Palombie. Cet achat, dans la cadre de la « braderie de la dette » décrite ci-dessus, aura bien sûr lieu au rabais. Nous supposerons que pour 70 $, la Fondation John Smith rachète des créances palombiennes valant 100 $. (Plutôt mauvaise affaire, d’ailleurs, au vu de rabais effectivement consentis dans la pratique, tels que nous les avons évoqués) . désormais, la Palombie ne doit donc plus ces 100 $ à la banque, mais à l’ONG environnementaliste étrangère. La Fondation accorde à son tour une « ristourne » à la Palombie et n’exige, en contrepartie de l’annulation de la créance, qu’un investissement de 90 $ dans la conservation de la nature. La Palombie gagne donc, dans l’affaire, ces 10 $ de ristourne, et 10 $ d’intérêts annuels qu’elle ne devra plus payer, puisque cette dette est annulée. Joue encore en faveur de la Palombie le fait que l’investissement exigé par la Fondation John Smith pourra être réalisé en monnaie locale, et qu’il ne faudra donc pas ramer pour trouver 90 $ en devises étrangères, coûteuses et rares.

La Palombie aurait cependant tout intérêt à recevoir un investissement direct qui lui procurerait plus de ressources en un temps réduit. Pour elle, les gains sont très théoriques, alors qu’ils sont évidents pour les autres parties cocontractantes, comme le fait ressortir le tableau comparatif suivant.[8]

 

                                                              Echange dette/nature                              Aide directe

 

La Fondation J. Smith investit                              70 $                                                 70 $

La Fondation J. Smith reçoit                                 90 $                                                 70 $

La Palombie reçoit                                        10 $  + 10 $/an (intérêts)                         70 $ (en une fois)

La Banque reçoit                                                   70 $                                                  0 $

 

Pour que la Palombie y trouve un profit, il faut que l’échange attire des fonds nouveaux, des ressources qui, sans ce mécanisme, ne seraient pas arrivées dans le pays. Si l’échange est réalisé au moyen de fonds qui étaient jusque là affectés à l’aide directe   à la Palombie, l’échange entraînera en fait une perte pour le PVD.

S’il devait advenir que les Européens adoptent massivement l’échange dette/nature dans leurs relations avec les PVD, cela aurait donc pour ceux-ci un effet négatif important, en orientant vers des formules moins avantageuses une certaine portion d’un budget « aide au développement » déjà par ailleurs maigrichon et non extensible.

 

Dimension néocoloniale ou « Peut-on cloner la souveraineté ? ».

 

Qu’en est-il, dans tout ceci, de la souveraineté nationale ?

Car il s’agit bien, pour le Nord, d’obtenir qu’on applique au Sud telle ou telle politique, en utilisant un moyen de pression financier. Il y a donc au minimum ingérence. Mais il y a pire : l’administration Bush a intégré les échanges dette/nature dans un programme-mammouth : « Iniciativa de las Americas », ensemble de propositions financières et commerciales dont la finalité est de créer, entre les USA et l’Amérique latine, une zone de libre commerce. Les réductions de la dette extérieure y sont conçues comme une récompense pour les états latino-américains qui acceptent les réformes économiques structurelles proposées par le FMI et la BM.

Manuel Badaquano[9] traite les échanges dette/nature de « caramel que les Etats-Unis nous lancent en échange d’un libre accès à nos marchés et à nos ressources » et « d’outil supplémentaire pour imposer à nos gouvernements des ajustements économiques extrêmement coûteux pour les populations et l’environnement de la région ».

Il paraît étrange que l’on évoque le coût des projets « pour la population et l’environnement » à propos de ces projets. Il ne s’agissait pourtant plus d’établir des dépotoirs de déchets radioactifs ou des usines environnées de rejets de Dioxine, mais bien de projets de préservation de la nature ! Alors ?

Esperanza Martinez, écologiste équatorienne, exprime de nets soupçons sur ce que pourraient être ces conséquences écologiques. Il est assez naturel que cette mise en garde vienne de l’Equateur, un des réservoirs de biodiversité les plus riches de la planète. Ce petit pays compte en effet plus d’espèces végétales que toute l’Amérique du Nord, et plus de 1500 espèces d’oiseaux contre 500 seulement aux USA.

« Bien que dans la plupart des cas, écrit-elle [10],les fonds dégagés soient au moins partiellement gérés par les autorités locales, l’initiative, tout comme le choix de la zone à protéger, vient de l’étranger. Le risque existe que les priorités soient définies en fonction des seuls intérêts de nos bienfaiteurs ! »

Et ces intérêts semblent bien ne pas se limiter à conserver des variétés de fleurs et à photographier de jolis petits oiseaux. D’après le Congrès de Managua [11], les échanges dette/nature ne visent pas d’abord à conserver des espèces rares mais sont « une stratégie conçue pour répondre aux besoins des grandes firmes d’ingénierie génétique et de biotechnologie pour renforcer les hybrides utilisés en agriculture ou pour la synthèse des médicaments ».

De manière immémoriale, les paysans et les groupes ethniques conservaient sur place une quantité de semences, étonnantes par leur diversité. Le classement de leur terroir en « réserves naturelles » a permis aux centres d’investigation, mais aussi aux multinationales (car il n’y a pas forcément loin des unes aux autres) de récolter librement ces semences.

A partir de ces ressources génétiques, elles ont développé alors des semences améliorées qui seront revendues très cher aux PVD. Et ce prix très cher sera justifié par le coût élevé des budgets « R & D », dont aucune parcelle, pourtant, ne sera ristournée aux premiers et véritables chercheurs : les indiens et paysans des PVD !

Par ailleurs, nombre de projets d’échange dette/nature ont ignoré complètement les petites organisations locales de défense de la nature et des populations indigènes. On retrouve ici le problème évoqué déjà à propos des parcs naturels africains (modèle dont, finalement, on ne s’est guère éloigné) : le manque de prise en compte des réalités socio-économiques des régions « protégées ».

 

© Guy DE BOECK  Dialogue Mai 1998. Contradictions 2001/n°1

 

1] Cf. à ce sujet DE BOECK Guy « L’argent au Soleil : le développement du tourisme rwandais : une aide au développement ? » Bruxelles, Cahiers Marxistes, 1984. Les investissements pharaoniques de la coopération de plusieurs pays européens impliqués, destinés à construire ou remettre en état un impressionnant parc hôtelier dont le seuil de rentabilité était extrêmement élevé (les hôtels devaient être pleins à plus de 80% au moins tout au long de l’année pour ne plus perdre d’argent) n’a rapporté qu’aux tour-operators et aux ensembliers européens chargés des travaux.

[2] DELFORGE Isabelle : « Troquer le dette contre l’environnement : un échange contre nature ? » Bruxelles, « La Revue Nouvelle » CI/3 Mars 1995, page 13.

[3] Plan d’Aménagement Structurel. Ce terme couvre en général une politique d’austérité drastique : suppression de toute intervention gouvernementale sur les prix, de toute subsidiation des produits de première nécessité, coupes sombres dans les budgets « improductifs ».

[4] Banque Internationale de Développement.

[5] Cité par Delforge, op. Cit., page 15.

[6] « La deuda externa de America latina : el automatismo de la deuda » ; San Josè (Costa Rica), Departamento eucomenico de investigaciones, s.d.

[7] « Los swaps deuda por naturaleza y su potential en Chile » ; Santiago, Ecotribuna, 11/1990.

[8] D’après Delforge, op. Cit., page 16.

[9] Directeur de l’Institut d’écologie politique du Chili, cité par Delforge, op. cit.

[10] « Deuda externa y medio ambiante », Santiago, Instituto de Ecologia politica, avril 1991.

[11] « Destin et Espoir de la Terre », qui s’est tenu en 1989.

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